8 novembre 2013, retour dans l’enclave espagnole. Il est 13h30. Je rejoins José Palazon sur la Plaza de las Culturas. On se remémore certains visages, certaines histoires de migrants rencontrés plus d’un an et demi auparavant, en février 2012. J’étais encore étudiante en journalisme et c’est à ce moment-là que j’ai vraiment pu découvrir de manière plus approfondie le quotidien des migrants de Melilla. À cette époque, plus d’une soixantaine de Congolais vivaient dans le CETI (centre de séjour temporaire pour migrants). Le CETI est un centre ouvert dans lequel séjourne la grande majorité des migrants arrivés de manière irrégulière sur le territoire espagnol. Ces migrants venus de RDC représentaient la population majoritaire dans le centre. Il existe deux centres ouverts en territoire espagnol, tous deux se situent dans les enclaves nord africaines à savoir Melilla et Ceuta. En Espagne péninsulaire, les personnes irrégulières séjournent en revanche dans des centres fermés, des CIE (centre d’internement pour étrangers). En l’espace de quelques mois et en fonction de l’actualité, les diasporas migratoires changent. Les réfugiés syriens affluent de plus en plus vers l’enclave.
Quelques mois après la remise de mon mémoire, j’apprends que seuls ceux qui ont collaboré avec la police ont reçu des laisser-passer pour l’Espagne. Mis à part les informateurs, appelés « chivatos » en espagnol (autrement dit mouchards), tous les autres ont été renvoyés en République Démocratique du Congo. Aussi bien les femmes enceintes que les personnes malades et les demandeurs d’asile, tout le monde. Case départ. L’un des mouchards était le porte-parole du groupe, je l’avais d’ailleurs interviewé.
En un an, on passe de un à une centaine de Syriens à Melilla
« Y’a-t-il encore des migrants séjournant dans le CETI en 2012 dans l’enclave? Il n’y a presque plus de Congolais au centre, c’est bien cela?
— Oui, effectivement mais il reste encore des Camerounais et des Algériens toujours en attente. Aujourd’hui, ce sont les Guinéens, les Maliens et les Camerounais qui représentent les populations majoritaires du centre.
— A l’époque, il y n’avait qu’un seul migrant syrien, le seul d’ailleurs. J’ai appris qu’il avait reçu un laisser-passer pour l’Allemagne. Y’en a t-il d’autres aujourd’hui?
— Ils sont cent aujourd’hui.
— Cent?!
— Oui, tous les jours, des familles passent par les frontières de Beni Ansar.
— Par les frontières terrestres?
— Oui, grâce à des faux papiers.
— Ils paient jusqu’à 1000 euros par enfant et 2000 euros par adulte. Des familles ont déboursé jusqu’à 50.000 euros pour passer la frontière. Uniquement pour le passage.
— Y’a-t-il d’autres migrants du Printemps arabe? Des Libyens par exemple?
— Non, il n’y a pas de Libyen mais il y a un Égyptien et un Marocain qui lui demande l’asile car il est homosexuel.»
De l’interview au direct: traversée en vue
Il est 14h30 lorsque je rejoins Blasco de Avellaneda, journaliste indépendant, je me rends à la Plaza Mayor. Ensemble, nous sillonnons en voiture le bord de mer. Dans l’enclave, les entrées dans le territoire se font aussi bien de jour comme de nuit. Rien à signaler à l’horizon. Le téléphone de Blasco sonne.
« Depuis combien de temps? Une dizaine de minutes. Ok, j’arrive! rétorque Blasco à son interlocuteur. On change de destination.
Mon confrère se dirige à toute allure vers le CETI. Le centre d’accueil pour migrants fait paradoxalement face à un terrain de golf. De longs grillages surplombés de barbelés quadrillent le lieu de plaisance des amateurs de dix-huit trous. Ce terrain sépare l’enclave du village marocain de Farkhana. Deux mondes, voire trois, se regardent sans se côtoyer.
Le lampadaire espagnol
15h15: On se gare juste en face du centre. On y découvre une foule dont le regard est fixé vers les grillages frontaliers. Au loin deux migrants accrochés à une longue barre de fer. Un lampadaire. Tout le monde commente, s’agite, s’interroge sur le sort de ces deux nouveaux migrants sans papiers. Vont-ils être accueillis dans l’enclave? Vont-ils être remis aux autorités marocaines? Vont-ils être secourus par les autorités espagnoles?
— Blasco que se passe-t-il? Cela arrive souvent ce genre de passages de frontière en plein jour?
— Demande-leur de nous encercler, me répond-il, concentré sur son appareil photo. Abasourdie- et le mot est faible- je demande à quelques migrants de nous encercler tout en sortant moi aussi mon appareil photo pour prendre quelques clichés de cette incroyable traversée.
Ils s’accrochent, ils s’accrochent, ils sont loin et pourtant leur angoisse envahit chacun des spectateurs situés à une centaine de mètres de ces deux hommes. De quel pays viennent-ils? Pourquoi ont-ils si peur de descendre de ce perchoir? On peut apercevoir des agents de la guardia civil discuter avec eux. Certainement pour leur dire de descendre. Ils ne le savent pas encore mais le lampadaire étant du côté espagnol, les autorités de Melilla ne peuvent pas les renvoyer du côté marocain. Pourtant ils ont l’air terrorisés, ils hésitent longuement. Lorsqu’un policier s’approche, ils remontent vers le haut du lampadaire.
15:27: Les pompiers sont sur place. Dans une nacelle guidée par le bras articulé du camion des hommes du feu, l’un deux tente de convaincre un des migrants de descendre. Cela fait près d’une heure qu’ils s’agrippent à cette barre.
« Cela fait plus d’une demie heure qu’ils sont accrochés! Il faut montrer notre souffrance! Il faut nous aider! Il faut montrer à tout le monde, à tout le monde! nous lance un migrant guinéen.»
Nous avons quitté la Syrie il y a un an et demi. Nous avons traversé le Liban, l’Égypte, l’Algérie et pour finir le Maroc.
Une petite main vient tirer le bout de mon gilet, j’abaisse la tête et aperçoit le joli sourire d’un petit garçon. Je lui souris à mon tour. Son regard plein d’innocence s’avère très réconfortant. Un homme se tient à côté de lui. Il sourit lui aussi, cela doit être son papa.
— C’est votre fils?
— Na’em (Oui en arabe).
— MachaAllah! Qu’il est beau! Je comprend quelques mots mais je ne parle pas l’arabe. English? Français? (MachaAllah signifie en langue arabe « Comme Dieu l’a voulu ». Cette formule est perçue comme un compliment mais elle est également symbole de protection en parlant d’une personne, d’une action qui inspire quelque chose de beau, de bien).
— Oui, je suis ici avec ma famille. Ma femme, mes enfants, mon frère et ses enfants aussi. Je viens de Syrie, me répond ce père de famille en anglais. Il fait signe à son frère de s’approcher. Il me montre du doigt les membres de leur famille. Je prends quelques notes.
— Vous êtes ici depuis longtemps?
— Deux mois et demi.
— Comment êtes-vous arrivés ici?
— Nous avons quitté la Syrie il y a un an et demi. Nous avons traversé le Liban, l’Égypte, l’Algérie et pour finir le Maroc.
— On vous dit quoi au CETI pour l’Espagne?
— On nous dit toujours la même chose: il faut attendre.
— Et toi, d’où tu viens?
— De Belgique.
— Belgique! J’ai un cousin est là-bas. On l’appelle parfois. On veut aller là bas inchaAllah
— InchaAllah
Enfin les pieds sur terre
Je me dirige vers les enfants. Les uns, une petite fille et deux petits garçons, se tiennent debout sur des rollers. Les autres courent tout autour de leurs mamans. Ils jouent et ils ont bien raison. Une des mamans assise en tailleur recoud une robe. Dés qu’ils aperçoivent mon objectif, ils font le V avec leur doigt. Signe de paix, une paix qu’ils attendent aussi, encore et toujours.
— On y va! lance Blasco.
16:23: Nous voilà repartis, nous nous dirigeons un peu plus haut, un peu plus près des des grillages de la frontière. La presse télé est sur place. Cela fait près d’une heure que les pompiers et les policiers tentent de convaincre les migrants de descendre de leur refuge. Les journalistes démarrent leur enregistrement en attendant la descente des migrants.
16:33: Les deux hommes décident de descendre. Pendant deux heures, la peur les a maintenus à quelques mètres du sol espagnol. Les voilà enfin sur terre, dans l’enclave en attendant… une autre traversée: celle de Gibraltar.