9 novembre 2013, il est 13h45 quand j’arrive devant le centre culturel de Nador. Un camion chargé de sculptures est stationné en face du centre. Je prends quelques photos avant d’y entrer. Au sous-sol, plusieurs personnes s’affairent.
J’y rencontre Sanae Regragui, une peintre établie à Tétouan. L’artiste est accompagnée de son petit garçon. En bleu de travail, elle fignole une sphère ressemblant à une coquille d’œuf brisée. Son installation prend forme peu à peu sur un parterre de pailles, à l’intérieur de l’œuf clos, des petites bouteilles colorées prennent place.
« C’est la première fois que je viens à Nador. Je pense que cette ville peut être très inspirante pour les jeunes artistes. Dans des villes comme Casablanca, Rabat ou même Oujda, l’art est quelque chose de reconnu ou du moins connu. Alors qu’ici, tout est à faire, exprime l’artiste dont la thématique de l’œuvre porte sur la fertilité. »
En remontant les escaliers, je croise Khadija Tayyaui en train de soigner la présentation de son installation placée à l’entrée du centre culturel. Je la salue. En pleine discussion sur la manière de disposer ces œuvres, elle m’aperçoit et me présente Hafid Badri, organisateur et attaché ministériel à la culture de la ville de Nador. Je lui explique la raison de ma présence ici. Il me convie au vernissage avec beaucoup d’enthousiasme. Les installations qui étaient dans le camion à mon arrivée prennent place au fur et à mesure sur le boulevard lorsque je quitte le centre culturel.
Les heures filent, il est 19h15 lorsque je suis de retour. Le boulevard Mohamed V fleurit d’installations de plusieurs artistes. J’observe les promeneurs. Ils font connaissance avec ses objets de passage dans leur ville. Pour certains, observer une œuvre d’art est une première. J’ouvre les yeux et les oreilles. Deux adolescents discutent.
— C’est quoi ça?
— Ben des gobelets remplis d’eau.
Effectivement des gobelets sont disposés sur le sol. Les récipients forment une goutte d’eau. Cet œuvre est de l’artiste Oujdaoui, Mekkaoui El Bekkaye. Appelée « Larmes de terre », cette installation fait référence à notre consommation abusive d’eau. En famille, en couple ou en groupe, les badauds s’arrêtent curieux. Il est 19h30, je presse le pas vers le centre culturel.
— Tu es en retard, qu’est-ce que tu fabriquais? me demanda mon confrère espagnol Blasco De Avellaneda, venu de Melilla pour l’occasion.
— J’observais les gens observer.
Après la pause petits fours, panachés et pâtisseries, nous faisons le tour des installations. Nous commençons par contempler Le clavier Amazigh de Bouarfa Abadour. Sur le sol, un clavier d’ordinateur grandeur nature est encerclé de câbles de toutes les couleurs allant dans tous les sens. La particularité de cet œuvre est que sur chaque touche, une lettre de l’alphabet – très peu connu- de la langue amazigh est inscrite. En effet, l’idiome berbère est une langue parlée mais très peu écrite.
« Le message de mon œuvre est que cet alphabet ancien et oublié a un avenir dans notre ère numérique. La langue amazigh est en fait une langue du futur. Par exemple à travers les réseaux sociaux, internet et toutes les connections que nous faisons, explique l’artiste rifain et enseignant de pédagogie artistique. »
Dans la pièce à côté, nous découvrons l’installation de Saïd Afezyoum, l’artiste a réalisé en l’espace de quelques jours une main de Fatima avec plusieurs petites mains faites en argile. Ses mains blanches, signes de protection et de paix, sont placées sur des bouts de tissus noirs, couleur de deuil, disposés ça et là dans toute la pièce. Endeuillé par la mort d’un proche, l’homme était en fait à deux doigts d’abandonner l’exposition. Il abattu un travail colossal en très peu de temps. Impressionnant.
Nous rejoignons ensuite Khadija Tayyaoui à l’étage. La jeune femme expose des bustes de femmes dont les poitrines sont mutilées. Cette artiste travaille sur la thématique du cancer du sein. Interpellé par sa sculpture, Blasco me demande de lui servir d’interprète pour une interview.
— Dans une ville musulmane plutôt conservatrice comme Nador, comment ton travail est considéré et quelle est ta source d’inspiration?
— Je travaille sur les sujets tabous de manière artistique. Mon objectif est de mettre en valeur ses femmes malades et de leur apporter un message de soutien mais aussi libérer les consciences des tabous sur le corps des femmes. Ce sont elles, ma source d’inspiration.
— Quelles sont les réactions du public face à ton travail?
— Certaines personnes me disent: ‘tu es Rifaine, tu es musulmane. Tu montres des femmes nues, c’est « hchouma » (honteux)! Le fait qu’une jeune de Nador travaille sur le corps de la femme est quelque de nouveau, d’étrange. Mais il faut sortir des tabous. Rester dans ces tabous empirent la situation des femmes.
— Comment t’es venu l’idée de devenir artiste?
— Un jour ma mère a rendu visite à une de ses amies mais je ne pouvais pas l’accompagner. Triste, ma mère m’a consolé en me disant qu’à son retour, elle aurait quelque chose pour moi. Quand elle revint, elle me tendit un dessin que son amie avait fait pour moi. J’ai adoré ce cadeau, au point de l’emmener partout avec moi jusqu’au jour où il a fini par disparaître dans la machine à laver. Alors j’ai voulu reproduire ce dessin de manière obsessionnelle. Ce dessin représentait l’image d’une femme. C’est là que tout a commencé. Depuis mes 7 ans, je dessine des femmes.
— Sur quelles autres thématiques as-tu travaillé?
— L’accouchement et le nu également. Des sujets qui sont tout aussi tabous dans cette ville.
— Te considères-tu comme une artiste féministe? Quels types de critiques as-tu par rapport à tes œuvres?
— Oui. Tout d’abord, j’ai un regard critique sur mon travail. Il y a des gens qui me soutiennent, d’autres qui sont choqués même dans le milieu artistique. J’aimerais consacrer toute ma vie à la femme. Nous devons nous rendre compte de tout ce qu’elle accomplit au quotidien. Je veux parler pour ma mère, la femme qui m’a mis au monde et toutes les femmes que j’aime.
« Dépêchez-vous, ça va commencer! lance une voix.»
La représentation de Nourredine Madrane a lieu dans la salle de théâtre du bâtiment. Une projection de sons et d’images colorées, de paysages, de portraits de femmes défilent sur l’écran, l’homme est en mouvement devant la toile avec un bout de tissu. Il se réapproprie ces illustrations. Il offrira ensuite à chaque femme du public un bâtonnet d’encens. Un hommage aux femmes, une fois encore.
La représentation terminée, je rencontre Mina Ahkim, organisatrice de l’événement Nadart également. Cette opticienne de formation, passionnée d’art me propose très gentiment de me joindre à l’équipe artistique pour faire un tour sur la promenade. Une fois sur l’avenue, Chtioui Sahbi, l’invité d’honneur de l’exposition explique quelques unes de ses œuvres. Notamment…
Le train qui ne partira jamais au Caire parle de tous jeunes qu’on empêche de voyager, qu’on bloque aux frontières.
Ce sculpteur Tunisio-Marocain réalise des statuettes de toutes les formes, quelques unes habillent le boulevard. On retrouve des pièces de bronze ornées de calligraphie. Établi à Casablanca, il est très honoré d’être invité dans le Nord du pays et d’y partager son travail pour la première fois. C’est également un terrain neuf et inspirant pour l’artiste reconnu.
Je suis ensuite invitée à rejoindre l’équipe dans un restaurant de poisson. Je suis assise à côté de la fille de Bouarfa Abadour: Sarah. On discute en français, en berbère et en espagnol de littérature et de musique. L’ambiance est familiale et chaleureuse.
— Chante-nous une chanson, lui demande Mina.
Elle ferme les yeux et se met à chanter La Foule d’Edith Piaf. Frissons dans l’assemblée. Quand elle les ouvre, tout le monde applaudit la jeune fille et croise son regard. Dans les yeux de tous, il y avait de l’art. Et c’est dans cette atmosphère là que s’achève pour moi la première édition de l’exposition Nadart.