Le 23 mars 2020
On sonne à ma porte …
– Chkoun? (Qui est-ce?)
– El caïd
– Salam akhti, 3andek stylo (tu as un stylo?)
– Iyeh (Oui)
– Voici le papier pour pouvoir sortir. Il faut le compléter et demain, il sera légalisé.
– Tu as une carte nationale?
– Je ne l’ai pas avec moi mais j’ai mon numéro de registre national.
– C’est bien, mets-le sur ton papier.
– Tu en as besoin pour faire les courses? Pour travailler?
– Je peux travailler de chez moi. C’est pour les courses.
– Tu es seule dans la maison?
– Oui. (Une seule autorisation est délivrée par domicile)
– Ok, coche ici et signe.
– Voilà, merci. A demain.
Il n’est pas revenu le lendemain. Il n’est jamais revenu et ce n’était pas le caïd…
Le 28 mars 2020,
« Merci pour la façon que tu as de rendre ces très beaux moments vécus encore plus magiques et pleins de sens. J’aurais voulu prendre le temps de t’en parler également mais les émotions m’ont dépassées. Ce n’est que partie remise. Merci Boussa ». Je relis le dernier message d’Anis dans une conversation Messenger. Ces mots datent du mois d’août dernier. On ne s’est jamais revus mais ce n’est pas grave car les mots nous sont fidèles. Je les emmène avec moi, partout. Toujours. Anis, toi l’ami, le copain qui s’en va, tu te reposes enfin en paix maintenant. Je te connaissais si peu pourtant tu m’as tellement appris. Des milliers de pensées, des centaines de souvenirs me traversent. Comme moi, tu étais un oiseau de nuit amateur de longs débats philosophiques. Ton départ a quelque chose de particulier: tu savais. Tu as préparé tes adieux, tu as dit merci, merci à la vie, merci à ceux qui ont croisé ton chemin. J’admire ta sagesse, ton allégresse. Merci pour la leçon de vie, pour la douceur de tes mots. Je suis reconnaissante de t’avoir rencontré.
30 mars 2020,
Malgré des demandes quotidiennes, au bout du dixième jour, je craque mais rien y fait. Je n’obtiens pas d’autorisation de sortie. Quand je me repointe à la porte du mokadem, je reconnais l’homme qui était passé chez moi pour ce précieux document. Il fait mine de ne pas me reconnaitre. Je suis à bout de nerfs. Je tente d’expliquer la situation, cet inconnu qui n’est en plus un, me rit au nez. Touria et moi sommes dégoutées et en colère. On rentre bredouille.
« Si tu as besoin de quoique soit, j’irai le chercher pour toi. Ne t’inquiète pas, me rassure Younes, un voisin et ami faisant partie de ma famille de l’Oudaya. J’ai fait un choix, j’ai le choix, encore et toujours, je ne suis pas seule ».
Mes ami(e)s me demandent régulièrement si j’ai reçu mon fameux laisser-passer. C’est devenu un feuilleton. Je décide d’en rire. Au fond, je pleure bien d’autres choses….
31 mars 2020,
Sarah, ma nièce, vient de naître. Je pense à mon grand frère devenu père d’une petite fille, née dans un monde transformé en une immense couveuse.
2 avril 2020,
Après moult versions, tergiversations, rebondissements et personnages imaginaires, je finis par me rendre de manière illégale à la préfecture située à 400m de chez moi avec le neveu de mon propriétaire, mon bailleur.
– Ne pleurez pas Madame, calmez-vous, personne ne vous veut du mal. Vous êtes Marocaine, vous êtes chez vous. Le mokadem vous apportera votre papier aujourd’hui. Si vous avez un problème, n’hésitez pas à revenir me voir, me dit la caïd de mon quartier (la vraie, cette fois-ci).
– Merci madame, passez une bonne journée, au revoir.
Je dis merci et je rentre « chez moi ». Mon cœur et toute ma vie, eux, sont de l’autre côté de la Méditerranée. Chez moi, ce n’est pas ici. Je pense à ces Belgo-Marocains qui n’ont pas fait le choix de rester et pour qui la phrase: « Vous êtes chez vous« , sonne comme une prise d’otage, comme un rapt parental. La mère belge qui a pourtant la garde exclusive leur dit qu’elle ne peut rien faire et que leur père marocain a un droit sur eux. D’autres déplorent les dernières volontés de leurs défunts, ne pas être exaucées. Il n’y aura ni rapatriements des vivants, ni des morts. Inconsolables, les blessures sont immenses. Mon bailleur et le mokadem s’engueulent et se menacent, je comprends que j’étais en fait impliquée malgré moi dans un règlement de compte entre riverains. Je les regarde épuisée et leur demande de se calmer avec le classico-classique
«N3al Chitan! Safe, baraka! » ( Que le diable soit maudit, c’est bon, ça suffit!)» .
– Si il dit encore un mot, tu n’auras pas ton papier, menace le mokadem
– Taisez-vous tous les deux, rétorquai-je lasse de leur dispute
Silence, ils s’éloignent l’un de l’autre puis s’injurient à nouveau mais à distance. Je ne comprends pas trop ce qui arrive et attend la boule au ventre qu’on me ramène mon papier. Je fais les cent pas et puis trois heures plus tard…
On sonne à la porte,
– Pardon, je suis désolé pour tout ce qui s’est passé. Vous n’y êtes pour rien. Moussamaha (toutes mes excuses), me demande le mokadem.
– Allahisamah (Que Dieu vous pardonne).
Je me sens soulagée, et ce, peu importe son intention. Les mots nous sont fidèles. Et cela sonne comme un deuxième rappel. Cela me fait du bien qu’il s’excuse. Alors à mon tour, pardon.
Toi, qui me lis
Toi, qui ne me liras jamais
Toi, qui me confrontes
Toi, qui me donnes envie d’hurler
Toi, qui me fais grandir chaque jour
Toi, qui me fais pleurer
Toi, qui obsèdes mes pensées
Toi, qui aimerais avoir le luxe de faire ton introspection
Toi, qui vis ce confinement dans des conditions précaires
Toi, dont le confinement n’est pas instagrammable
Toi, qui es seul(e)
Toi, qui as faim
Toi, qui as peur
Toi, qui n’oublieras pas
Toi, qui me donnes une leçon de vie
Toi, qui n’en fais plus partie
Toi, qui t’en vas
Toi, qui viens à peine d’arriver
Merci, pardon, je t’aime