10 avril 2020,

Un jeune homme de 19 ans nommé Adil Charrot perd la vie lors d’une course-poursuite avec la police. Dans les journaux, c’est la collision qui l’aurait tué. Pas la police, la collision. On utilise des voix passives, des conditionnels. In fine, Adil est mort et sa famille, ses proches et d’innombrables inconnus le pleurent à Cureghem et ailleurs. Cureghem, c’est là où j’ai grandi. J’ai mal à mon quartier, même si depuis mes 20 ans, je n’ai cessé de le quitter. D’ailleurs, à ce moment-là, même si je n’y suis pas, je ne pense qu’à ça. Mais pourquoi l’histoire se répète? 

14 avril 2020,

Je sors pour la seconde fois de ma forteresse rabatie depuis le 20 mars, date du début du confinement. J’ai besoin de me changer les idées et de faire quelques courses. Et vu que c’est la seule option possible pour prendre l’air, je me mets en route.

Un policier m’arrête devant la porte principale de la Kasbah des Oudayas.

« Salamoualikoum (Bonjour, à traduire littéralement par que la paix soit sur vous)».

J’ouvre la poche d’une de mes besaces pour sortir mon passeport et mon autorisation de sortie.

 Leïla, Belgikiya, Maghrabiya, yek? ( Leïla, la Belge et Marocaine, c’est bien cela?)

 Oui, c’est bien ça, réponds-je, un peu surprise de la rapidité à laquelle je suis identifiée alors que je n’ai pas encore montré mes papiers d’identité.

 Koulchi labass? (Tout va bien?)

 Iyeh (Oui)

 Tu as entendu parler de ce qui s’est passé dans ton pays? Un jeune est mort. Allahirahmo (Paix à son âme)

 Oui, je sais. Houma diali (c’est mon quartier). Je suis très triste. Allahirahmo

 J’en suis vraiment désolé.

Et moi donc….

La première personne qui me parle de ce drame en sortant de chez moi est un policier… C’est triste et perturbant à la fois, je continue mon chemin.

J’ai l’impression de vivre dans un monde parallèle. Engloutie dans une période paralysante parsemée d’agitations. Le quartier dans lequel j’ai grandi est encerclé, l’histoire se répète. Et si la violence se propage dans les rues, elle s’invite également sur les réseaux. D’un côté une famille endeuillée, une tristesse immense et de l’autre une agora endossant le rôle de juges et de victimes. Le tribunal des émotions est ouvert : chacun y va de son point de vue, parle de son rapport au quartier, de la police, des associations, des manques, des bavures, des jeunes qu’ils connaissent ou pas finalement. Une cacophonie, un retour de flammes, quelques jours d’agitation et puis comme d’habitude, cela rentre dans la case fait divers et on en parle plus. Je vous le dis. L’histoire se répète. Depuis trente ans, c’est du pareil au même (ou presque).

Je n’ai pas pu, pas voulu argumenter sur les réseaux sociaux. Tous ces commentaires numériques ont tendance à me pétrifier. Cela me rappelle surtout des mauvais souvenirs, des petites phrases que j’ai pues entendre ici et là durant mon parcours d’étudiante en journalisme comme celle-là tiens :

Et la Cureghemoise, si tu as une petite info violence, tu nous préviens hin!

J’ai fait le choix de ne pas répondre à la médiocrité et/ou la provocation. Se taire. Puis finalement, j’ai décidé de ne pas « vivre » de ma vocation. Chemin faisant, je me suis rendu compte que j’avais laissé beaucoup de questions en suspens. Et il y en a une qui revient dans ma tête en boucle.

Pourquoi l’histoire se répète?

Dans une vie antérieure, j’ai été coordinatrice d’un programme de coaching dans le secteur de l’insertion socio-professionnelle à destination des 18-30 ans du croissant pauvre de Bruxelles. Pour moi, la thématique du quartier était prioritaire car avec la famille, elle représente le premier système dans lequel on évolue. J’ai donc créé un atelier pour comprendre les représentations que les jeunes avaient de leur quartier. Et comme les mots sont mes compagnons de route, je demandais aux jeunes de me partager les leurs, ceux qui leur viennent à l’esprit lorsqu’on évoque le quartier. Le mot « police » revenait systématiquement. Car oui, la police fait partie du premier système des jeunes des quartiers pauvres de Bruxelles (et d’ailleurs).

21 avril 2020,

Après un mois seule face au fleuve, je retrouve ma première maison des Oudayas, ma famille rabatie: Touria, Wissal et Younes. Le même jour, je déménage et commence une nouvelle expérience professionnelle. Après une pause de cinq semaines, Shoot Your Face, le projet pour lequel je devais initialement travailler au Maroc, reprend peu à peu les activités mais uniquement sur les réseaux sociaux. Tout le reste est arrêté. Je décide alors de proposer à M. Kasajima, Délégué général Wallonie-Bruxelles de Rabat de travailler pour la Délégation. En gros, ça a commencé comme ça:

 Qu’est-ce que tu sais faire?

 Ecrire

 Ok, réunion lundi, 9h.

Me voilà embarquée dans un nouveau navire avec Christel et Karim, j’écris beaucoup, réécris, résume, apprends encore, compose toujours. Des longues journées histoire de bien s’occuper, d’oublier un peu qu’on est enfermés. Je documente un peu mes péripéties sur Instagram mais rien de bien extraordinaire, juste le quotidien d’une énième confinée.

Durant mes quelques mois passées au Maroc, je vis de ma passion : l’écriture. Je la redécouvre. Qu’elle soit utilisée pour dénoncer, expliquer, promouvoir, faire rêver, soigner, elle est ma source. J’aime profondément les mots et je prends plaisir à me confiner avec eux. Pour moi, l’écriture est un voyage. Mis à part, quelques coups de téléphone à la famille et aux amis proches, quelques stories ici et là, je ne ressens plus le besoin de partager à chaud ce que je vis à Rabat mais de prendre du recul. J’ai surtout besoin d’écrire sur Cureghem.

10 mai 2020,

Presque un mois plus tard, je compte mes sorties sur les doigts d’une main. Je sors de ma forteresse, uniquement pour faire les courses le samedi. J’ai les jambes lourdes d’une voyageuse en escale vers une destination lointaine. Je suis statique mais en ébullition. J’ai toujours aussi mal à mon quartier. Je ne cesse d’y penser. Une semaine plus tard, je contacte Ali El Abbouti, éducateur spécialisé, responsable de l’ASBL Bien ou Bien à Molenbeek, bénévole au Centre de Jeunes d’Anderlecht et Cureghemois. Je l’interroge longuement au téléphone. C’est ma première interview et comme je suis une journaliste lente, je lui dis:

« Cela va prendre du temps avant que je puisse sortir un papier».

Ali comprend. Après tout, l’urgence dure depuis 30 ans…

30 Juillet 2020,

Je rentre à Cureghem, je retrouve ma famille, mes proches. Comme toujours, j’ai le sentiment que je rentre pour mieux repartir. Chez moi, on m’appelle la vagabonde. Durant les mois suivants, j’écris, j’écris en vagabondant, j’efface, j’interroge, je modifie, je cherche.

26 novembre 2020,

Non-lieu. La Justice prononce un non-lieu. Le soir-même, la colère monte, en rentrant chez moi, une patrouille bloque ma rue, je vois une voiture brûler. Je demande à une agent de police si il y a des blessés? Elle me répond:

 « Pas encore. Rentrez chez vous! »

La police contrôle, arrête, colsonne, embarque des jeunes. Un hélicoptère maraude toute la nuit au-dessus des Cureghemois. La police nous empêche de dormir.

Pourquoi l’histoire se répète?

Le lendemain, rebelote, 4 fourgonnettes bloquent la rue du Conseil, l’hélicoptère est de nouveau de sortie. La police encercle le quartier. Colère mise sous cloche. Patrouilles, gyrophares, la totale. Le rassemblement organisé par les jeunes du collectif JusticepourAdil a lieu sous hyper vigilance. Peu de médias sont sur place, je croise l’équipe de ZIN TV fidèle au poste. Peu le sont d’ailleurs. BX1 était aussi dans le coin. Je suis abasourdie. Je n’ai plus de mots.

Pourquoi l’histoire se répète?

4 Décembre 2020,

J’ai écrit 15 000 signes soit 5 pages, j’ai fini. Enfin, je crois que les mots me reviennent. J’ai un papier prêt à sortir. Je le partage à d’autres Cureghemois.e.s et pendant plusieurs mois, j’en parle, je le lis, vérifie mes informations, le partage mais je n’arrive pas à libérer cette histoire qui se répète.

30 Juillet 2021,

Cela fait un an que je suis rentrée à Cureghem. Je me rends surtout compte qu’il faudra bien plus que 5 pages pour raconter mon quartier mais ça viendra. Les 5 pages dans mon tiroir ne sont que le début d’une histoire, d’une urgence à raconter qui dure depuis 30 ans…