2 novembre2013, couchée tôt, le cocorico du coq cogne contre ma caboche, j’ouvre les yeux. Il est 5h du matin, je fixe le plafond lorsque quelques minutes plus tard, j’entends l‘adhan, l’appel à la prière. Les mosquées sont proches les unes des autres, les muezins démarrent avec un léger décalage. On entend distinctement ces voix conviant les citadins à l’invocation. Dans la religion musulmane, la méditation au lever du soleil, el fajr, première des cinq prières que doivent accomplir les musulmans, est la plus récompensée. Ceux qui l’accomplissent quotidiennement sont considérés comme les pieux, les plus sages de la communauté. Au Maroc, la prière ou du moins son appel rythme les journées. C’est une sorte de référent dans le temps pour fixer un rendez-vous ou connaitre les horaires d’ouverture d’une boutique. On vous dira, par exemple, qu’il ne faut jamais aller au Souk Oulad Mimoun entre dohor (la prière de la mi-journée) et el asr (la prière de l’après-midi) parce que durant ces heures-là, ça grouille de monde! En parlant de rendez-vous, je profite de mon réveil aux aurores pour planifier ma journée. Aujourd’hui, j’ai une artiste à voir. Ne rien prévoir d’autre, c’est anticiper les imprévus.
On ne s’est pas déjà vues?
Midi, je retrouve le post it sur lequel Khadija Tayyaoui a écrit ses coordonnées lors d’un séjour vacancier deux mois plus tôt. Notre rencontre est quelque peu folklorique. Certains appellent cela le hasard, moi je pense que c’est le destin. Au mois de septembre, alors que je suis enduite d’un masque vert couleur Shrek allongée sur une table de massage dans un salon de beauté, Khadija discute avec Fatima, une amie à moi. Elle l’apostrophe en lui disant:
« On ne s’est pas déjà vues?
Fatima ne la connaissant ni d’Eve, ni d’Adam, lui répond que non. Cette voix m’est familière, je me redresse.
— Non, c’est toi qui est venue à mon exposition au restaurant Rif.
— Oui, c’est bien moi, lui répondis-je sourire aux lèvres, seule partie de mon visage ayant un aspect humain.
— Tu es étudiante en journalisme, c’est bien ça?
— Je suis diplômée maintenant, rétorquais-je fière comme un paon, celui des assiettes en porcelaine de nos mamans.
— Et toi tu continues à peindre?
— Maintenant, je sculpte, je réalise des nus. J’ai envie de bousculer un peu cette ville de puritains.
— Et ça se passe bien pour toi? Tu ne rencontres pas de trop de problèmes? Je repars demain, mais je vais certainement revenir bientôt. Tu me files tes coordonnées? lui dis-je alors que Fadoua, mon amie et esthéticienne me recouche de force sur la table de massage.
— Oui, avec plaisir!»
Fatima attrape un bic dans mon sac alors que Khadija note sur un bout de papier son numéro de téléphone et son adresse mail.
En sortant du salon, Khadija me présente sa maman, cette petite dame au sourire étincelant, me lance: « Tu sais, c’est dur pour les artistes ici à Nador, surtout pour les femmes. Il n’y a rien. Khadija est bien entourée. Heureusement.»
De l’amour dans et autour de l’assiette
Je me remémore ce joli souvenir lorsque je compose son numéro de téléphone. Quatre sonneries, pas de réponse. J’essaierai de nouveau après le déjeuner. Sur la table, on retrouve un assortiment de sardines, quelques piments légèrement grillés et un citron pour relever le goût, du pain chaud fait maison et du thé brûlant pour accompagner le repas. Slurp! Ce bruit rythme notre festin. Je revois les mains de ma tante partager le pain, mon oncle qui s’assure que tout le monde soit bien installé.
« Tu arrives à l’assiette ma fille?»
— Oui, mon oncle adoré, lui dis-je en amazigh, dans mon autre langue maternelle.
Repue, je m’assois dans le balcon pour faire, cette fois-ci, le plein de vitamines D. Je repasse un coup de fil. Khadija décroche, elle me donne rendez-vous pour el Asr. Simple, suffit d’entendre l’appel à la prière pour se mettre en route.
A quoi ça sert de parler anglais si on ne peut pas voyager?
Alors que la moitié de la maison fait la sieste, je pars en ballade dans les rues de la ville en solitaire. Grâce à mon amie Imane, jeune Nadorienne, étudiante en droit à Rabat, je me retrouve facilement dans la ville. A la question, c’est où? Imane répond toujours: « Ici, pas loin.» Du coup, je me sens toujours proche d’un endroit qu’elle m’a fait découvrir même si on n’a jamais eu la même notion de ce que « pas loin» voulait dire. J’entre dans une papeterie pour acheter un bic. Sur le comptoir, sont entassés des manuels d’anglais, des fables comme Pierre et le Loup ou encore Le corbeau et le renard.
«A qui sont destinés ces manuels d’anglais?
— Aux élèves de CM2 (en Belgique, cela correspond à la 4eme primaire).
— Les enfants apprennent l’anglais à 10 ans!
— Oui et vous en France?
— Je ne suis pas française, mais Belge et chez nous, c’est pas avant 15 ans. C’est impressionnant
— Oui mais ils font rien avec ça, enfin c’est mon avis
— Pourquoi?
— Parce qu’ils restent ici à ne rien faire. A quoi ça sert de parler l’anglais si on ne peut pas voyager. On leur enseigne les bases pour ensuite les envoyer vendre des fruits. Qu’Allah nous vienne en aide. Tu parles l’anglais toi?
— Oui.
— C’est bien, c’est bien, qu’Allah t’aide toi aussi
— Merci beaucoup, qu’Allah vous vienne en aide aussi.»
L’appel à la prière de el Asr résonne dans les rues. Je dois vite prend un taxi, direction le centre culturel de Nador.
Bisou polémique et préparation d’exposition
J’attends Khadija sur les marches du centre, elle m’emmène directement au sous-sol dans les ateliers. On y retrouve deux autres artistes, le peintre Mohamadi Ben Tahar et le sculpteur et professeur d’art Saïd Afezyoum.
Ils me demandent si je connais bien Nador, je leur dis que je m’y rends souvent pour voir ma famille. De fil en aiguille, on se met à discuter de la fameuse histoire du bisou de Nador qui a enflammé la presse européenne pendant quelques jours. Deux adolescents postent une photo d’eux s’embrassant sur Facebook. Les deux jeunes sont mis en détention pendant 48heures dans un centre et sont susceptibles de faire de la prison. Entre scandale et incompréhensions, cette histoire aura braqué les projecteurs sur Nador.
Saïd a l’air étonné d’entendre que cela a fait du bruit au-delà du Royaume chérifien.
«Ah bon, ça a fait un scandale? Pour un bisou? Je connais personnellement ces jeunes et ils vont très bien. Il est vrai que le garçon a été expulsé de l’école mais sinon tout est rentré dans l’ordre.
— Pourquoi a-t-il été expulsé?
— Parce que les filles de sa classe ne voulait pas d’un coureur de jupons et ont fait pression auprès de la direction pour qu’il soit viré de l’école.
— C’est une bonne chose pour vous?
— Oui, maintenant les filles osent dénoncer et se font entendre. On avance.»
Khadija revient dans ses vêtements de travail. Je les observe quelques minutes dans cette pièce pleine de toiles. Sur le sol, du ciment, des pinceaux, des gouaches. Les tables sont tâchées de peinture blanche. Saïd prépare une œuvre appelée la boule, une création qu’il vient de commencer‧ Le thème porte sur l’universalité des éléments. Khadija travaille des bustes de femmes. Concentrée, elle est en pleine phase test et cherche encore la combinaison adéquate de matières et de couleurs.
Ils sont à J-7 avant l’exposition Nadart. Une partie des œuvres seront installées sur l’avenue Mohamed V, à quelques pas du centre. C’est un événement, une première. Jamais auparavant, de l’art n’avait été exposé en rue dans la ville de Nador. Les artistes sont impatients de pouvoir exposer, de voir la réaction des passants dans les rues et de ceux qui descendront dans les ateliers voir cet art, longtemps caché, éclore aux yeux de tous.