20 mars 2020,
A partir de 18h, le Maroc déclare l’état d’urgence sanitaire. Les nouvelles mesures prises permettront ainsi de limiter les déplacements. Les sorties doivent être justifiées par une autorisation. La situation est prise très au sérieux et la population se prépare à un confinement qui pourrait durer jusqu’au 20 avril en fonction de l’évolution de la situation.
Pour l’heure, les habitants doivent s’adresser au mokadem ou caid (responsable et représentant) du quartier. Il faut le contacter, se recenser et justifier sa sortie par une raison valable telle que faire des courses ou se rendre sur son lieu de travail si cela nécessite une présence physique inévitable.
Je suis nouvelle dans le quartier, je décide alors d’aller me présenter. J’ai le visage du pays mais malheureusement pas la langue qui va avec. On me parle très souvent en arabe, j’essaie de répondre comme je peux. Depuis que je suis ici, j’essaie d’apprendre le darija, l’arabe marocain mais je suis consciente que je n’ai pas le niveau suffisant pour m’expliquer dans de telles circonstances. Je comprends une grande partie des conversations simples mais éprouve des difficultés à faire une phrase complète. Je parle le « franmazigh-rija », un mix bien à moi de mes deux langues maternelles: le français et le amazigh mixés à du darija. En gros, je tente des trucs du genre: » Ana bohda dans l’Oudaya ou nbrit tsskessi, messmoh aller chez jara diali? » (Je suis seule dans les Oudayas et je voudrais vous demander si je peux aller chez ma voisine?).
Vu le niveau actuel, ma voisine et amie Touria m’accompagne et joue le rôle d’interprète. Des agents de sécurité nous indique la maison du mokadem. Le rôle de l’interprète, tous les enfants d’immigrés le connaissent mais cette fois-ci, c’est moi qui suis l’aidée et non l’aidant. C’est inconfortable et c’est en fait ce que vivent mes parents depuis près de 50 ans en Belgique. Quand je pense à cette vie loin de chez eux et ces nombreuses situations qu’ils ont vécues et continuent de vivre, j’ai un pincement au cœur.
Un homme nous ouvre la porte.
– Bonjour mes sœurs, qu’est-ce que je peux faire pour vous? Vous allez bien?
– Nous allons bien, merci. Mon amie vit dans les Oudayas depuis quelques semaines et elle est seule. Nous voulions nous informer sur le confinement en rigueur.
– Vous avez bien fait de signaler votre présence. Vous, je vous connais, mais effectivement je ne connais pas votre amie. Quelle est votre adresse?
– (Je lui donne mon adresse).
– Je vois très bien, je connais la famille à laquelle appartient la maison. Dés que nous aurons les autorisations, je viendrai vous la déposer. Nous attendons les instructions. Restez chez vous. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à demander. Il faut éviter de sortir et si vous le faites pour aller chez votre amie, respectez les mesures de précaution le plus possible. Aujourd’hui, à partir de 18h, il faut rentrer à l’Oudaya. On vous informera dés que possible. Vous n’avez pas de problèmes de santé?
– Non, tout va bien pour nous jusqu’à présent. Merci beaucoup, que Dieu vous protège.
– Je vous en prie, c’est normal. Que Dieu vous protège aussi.
Sur ces paroles bienveillantes, nous nous dirigeons vers la sortie de l’enceinte pour faire quelques courses, dire au revoir à la ville.
Nous passons par la médina, les belles portes en bois du centre historique de la ville sont closes. Nous croisons quelques ouvriers affairés. Un grand chantier de rénovation est prévu dans la ville… Plus loin, un jeune homme improvise une étale avec quelques denrées alimentaires: des yaourts, quelques boissons gazeuses, des mouchoirs, des biscuits. Tout est bon à vendre pendant qu’il est encore possible de le faire. Qu’en sera-t-il du sort de ces travailleurs journaliers? Les employés dans les call centers, des usines et entreprises? Quelles mesures seront prises pour les protéger? J’ai tellement de questions.
Nous passons de la médina au centre ville, aux abords du quartier Hassan, nous apercevons quelques magasins ouverts. J’essaie de me rappeler mes provisions. Je prends un peu de viande hachée chez le boucher. Je pense à ma mère et à ses conseils « Prends du citron et du gingembre, ça va te donner de la force« . Ma propriétaire m’a donné un sirop de citrons fait maison. Tous les matins, je verse deux cuillères de sa potion magique dans un litre d’eau chaude. Je ne sais pas si ça me protège du Corona mais c’est très très très bon et ça me réconforte. Allez, je prends du gingembre.
Devant chez Bim (filiale turque de supermarchés, équivalent à Lidl ou Aldi), nous apercevons une petite file de personnes. Par mesure de précautions, seulement dix clients sont autorisés à entrer dans le magasin en même temps. Petite hésitation, on finit par abandonner l’idée de faire la queue. Arrivée, devant chez l’épicier, bug, je ne sais pas ce que je veux, dans ma tête, je me rassure « Leila, tu as assez de légumes, Leila, tu as assez de vivres pour au moins trois semaines. Tu as un congélateur, tu as même une douchette. Leila, tu as tout ce qu’il faut.«
– Madame, madame, qu’est-ce qu’il vous faut? Il ne faut pas traîner. Vous avez besoin de quelque chose?
– Non, je n’ai besoin de rien, je crois.
– Alors, rentrez chez vous, c’est mieux.
– Allez Leila, on y va, ne t’inquiète pas. Tu es équipée, me rassure Touria.
C’est vrai que je le suis. Dimanche dernier, le 15 mars, j’ai rendu une dernière visite à mon cousin Hassan à Mohemmadia. Il m’a approvisionné généreusement de fruits, de légumes et de poissons. Le mardi 17, j’ai également pensé à faire des quelques courses au Carrefour. J’avais l’impression d’être dans une de ces vidéos virales du moment. Les rayons de riz, de pâtes, de farine et de produits d’hygiène étaient quasi vides. Beaucoup de personnes portaient un masque et des gants. Ils se hâtaient dans les rayons, anxieux. Je presse le pas. A défaut de lingettes désinfectantes, j’opte pour de la javel, du fromage hors de prix parce qu’importé, quelques produits « confort food » comme de la sauce pesto, des dattes, des amandes, du pain aux céréales, de la confiture de patates douces Aïcha (les vrais savent). Hamdoulilah (que Dieu soit loué). Je suis une privilégiée et j’en ai plus que conscience. Chaque émerveillement me le rappelle, chaque cellule de mon corps me le rappelle. Mes courses me le rappellent. J’ai un toit sur la tête, des gens bienveillants autour de moi. J’ai tout en fait.
– Mais rentre à la maison fieu. Tu philosopheras plus tard. Allez, bouge, me dit la voix dans ma tête, faites connaissance avec elle, elle fait partie des protagonistes .
Je pense à mon père, ouvrier chez Caterpillar, ma petite sœur Assma, réceptionniste, qui continuent de bosser comme d’autres sans masque, sans gant. J’ai la rage. Je pense à mes amies travaillant dans le secteur médical, qui bossent sans protection adéquate et qui soignent la boule au ventre. J’ai la rage. Je pense à mon amie Fati qui confectionne des masques bénévolement pour des infirmières parce qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde. J’ai la rage. Je pense à la Belgique. A la réalité que je connais et qui pourtant n’est pas la mienne. J’y pense tout le temps, j’en suis obsédée, je me remets à regarder les infos à la télé de nouveau. Je ne regarde pas les infos télévisés quand je suis en Belgique, jamais.
Je suis confinée au Maroc dans les Oudayas. Ici, je suis l’universitaire venue d’Europe. On ne me voit pas comme l’enfant issue de la classe ouvrière vivant dans un quartier populaire, Cureghem pour ne pas le nommer. J’ai soi-disant changé de classe sociale il y a déjà quelques années. Ici au Maroc, je le sens plus profondément sûrement parce que je le ressens dans le regard des autres, dans le miroir de ma petite maison des Oudayas fraichement retapée, dans mes petits-déjeuners de luxe. Je le vois dans mes lunettes de soleil sur le nez. Je peux aussi bien manger du camembert que du mssemen, j’ai l’embarras du choix. Ici, je suis vue comme « l’européenne » et/ou comme la « rifiya » (la rifaine) qui a les moyens de vivre seule.
C’est le bon moment pour rafraîchir mes connaissances journalistiques, d’agrémenter ma revue de presse marocaine et commencer ce jeu d’équilibriste de « je découvre, j’observe, je parle uniquement de ce qui est autour de moi car c’est la seule réalité que je touche du doigt. On me demande souvent si j’ai « un avis » sur ce qui se passe ici. Et là, c’est confus. Je ne suis pas légitime, et dans le même temps, ça ne veut pas dire que je suis neutre. J’ai besoin de m’outiller plus pour m’exprimer, de poser des questions. J’ai envie de faire porter la voix d’autres que moi. J’ai envie de vous emmener dans mon histoire, d’apporter de la douceur, du positif, de la joie mais pas seulement. Il y a tant d’autres réalités à raconter même en étant confinée.
Je vais faire une lasagne en rentrant. Je trouverai bien une solution numérique à mes réflexions de confinée consciente de ses privilèges.