Partir ou rester ?

Je ne suis pas tout à fait une touriste, je suis Belge et je suis aussi Marocaine, un peu quand même. Pourtant, je ne suis pas d’ici et je suis loin de chez moi, de ma maison, de mon quartier, de mon quotidien depuis un peu plus d’un mois. 

Au lendemain de la tempête Ciara, je monte à bord de l’avion avec mille et une interrogations. Un autre tourbillon s’invite dans ma tête. Férue de voyages, celui-ci à un goût particulier, je vais passer une douzaine de semaines dans le pays de mes parents, celui mes étés, de ma famille, d’une partie de moi et de mon histoire avec une seule envie : déconstruire. Rebâtir mon plancher, loin des idées reçues. D’une capitale à une autre, je quitte Bruxelles pour Rabat, déterminée à me rencontrer à nouveau, sortir de ma zone de confort. Je suis servie, il n’avait qu’à demander.

L’instant présent porté comme un vêtement, mes valises et moi se posons ici.

Je suis arrivée dans la nuit du 10 février chez une douce et chaleureuse compatriote nommée Touria, dans la Kasbah des Oudayas, une des plus jolies zones de la capitale. Un décor d’un autre temps, les maisons anciennes habillées de bleu et de blanc ont un effet magique. Je m’y suis sentie à mon aise dès la première seconde. Mais ce n’était pas la première fois que je la découvrais…

En novembre dernier, alors de passage dans la ville pour quelques jours. Je n’imaginais pas encore que j’allasse y vivre et encore moins ce qui se passe aujourd’hui. L’instant présent porté comme un vêtement, mes valisent et moi se posons ici. Je n’arrive pas à me projeter ailleurs. Le fleuve du Bouregreg, la plage et le cimetière pour voisins, la forteresse des Oudayas m’enveloppe d’un sentiment puissant de protection. Il est toujours en moi mais aujourd’hui, il prend une toute autre allure.

 On y croise souvent des touristes venus se balader dans ses ruelles étroites et labyrinthiques, boire un thé au café maure, prendre la pause dans le jardin andalou ou à la « terrasse », front de mer avec vue panoramique sur l’océan atlantique, spot prisé par les surfeurs de la région. Coup de foudre, je suis tombée amoureuse. Parait que c’est un refuge de bobos. Cela ne m’étonne pas, rien de mieux comme endroit pour renaître, boire la tasse et trouver l’inspiration pour faire chanter ses blessures, ses vagues à l’âme.

On y vit entre les vendeurs de jus d’orange, les guides polyglottes, un joueur de guembre, les familles installées depuis plusieurs générations, les expatriés, les chats sur les toits, les échoppes à souvenirs et le « faran » .

Il y a des endroits et des gens qui vous donnent envie de voir les choses en grand. En couleurs. On y vit entre les vendeurs de jus d’orange, les guides polyglottes, un joueur de guembre, les familles installées depuis plusieurs générations, les expatriés, les chats sur les toits, les échoppes à souvenirs et le « faran » qui approvisionne le quartier de pain frais et chaud tous les jours. Les fourneaux sont même à disposition des amateurs de boulangerie maison.  Les voisins y sont généreux et font en sorte que chaque personne du quartier mange à sa faim le jour du vendredi saint. Je vis le rêve marocain. Je m’acclimate peu à peu à la brise. Dans les Oudayas, je trouve un nouveau chez moi, je jette l’ancre face au fleuve, à quelques pas de la terrasse et surtout de ma nouvelle bande.

Quatre semaines plus tard, le vent tourne. Avis d’une tempête qui porte le nom majestueux de Corona. Agenouillés devant ce virus qui a fait chavirer toutes les puissances mondiales, c’est la gueule de bois générale. Les téléphones deviennent épileptiques : articles, messages, appels. Plus rien n’a de sens. Plus rien n’est clair. Que faire ? Loin de chez moi, j’ai l’impression de flotter à l’annonce des fermetures de l’espace aérien. La liberté de circuler n’est plus de l’autre côté des frontières européennes. Je me protège. Je reste. On me dit de fuir, de tout faire pour embarquer dans les derniers vols. Mes amis et famille me posent plein de questions.

  • T’as une assurance ?
  • Elle ne couvrira pas les frais liés à la pandémie.
  • Ça va ? Tu te confines ?
  • Oui, j’évite de sortir. Quand je me sens seule, je vais voir ma voisine Touria et respecte les mesures de précaution.
  • T’as contacté l’ambassade ?
  • Elle est prise d’assaut, ils sont dépassés par la situation. Le Ministère des Affaires Étrangères est au courant de ma présence ici. Je me suis inscrite en ligne sur https://traverllersonline.diplomatie.be
  • T’as eu des référents sur place ?
  • Oui, le délégué général de Wallonie Bruxelles au Maroc m’a contacté et rassuré. Mes collègues prennent de mes nouvelles. Mes responsables respectent ma décision quelle qu’elle soit.

Dans le monde du « sauve qui peut », j’ai choisi celui du « qui peut, sauve » 

18 mars 2020

  • Bonjour Leila, comment allez-vous ?
  • Je vais bien. Je suis chez moi.
  • Je vous appelle car les derniers vols de rapatriement sont organisés. Il faut prendre une décision.
  • Je reste. Je ne veux pas prendre le risque d’être contaminée durant le trajet. Je me confine au maximum. Je pense que c’est la meilleure solution.
  • Il faut que vous ayez conscience que les frontières seront bloquées durant quelques semaines au moins.
  • (Je respire bien fort). Je sais. Ma grande peur est de tomber malade loin de ma famille.
  • Je comprends mais sachez qu’il est possible d’être bien soigné à Rabat. Ne vous inquiétez pas.

Je ne veux pas quitter le navire. Je reste car c’est ma manière de me protéger, de ne pas me faire contaminer et de potentiellement contaminer d’autres personnes. Rester chez vous qu’ils ont dit, alors pourquoi partir ? Pourquoi ne pas respecter les consignes de sécurité ?

Je ne suis pas tout à fait une touriste, je suis Belge et aussi Marocaine, un peu quand même.. Je suis ici pour trois mois. Normalement. Je vis au jour le jour en pleine consciente de chaque geste, de chaque pas, de chaque souffle. Je ne veux pas tomber dans la psychose mais mes mains brûlées par le savon disent le contraire. Rentrer n’est pas une option. Je le vois comme un échec. Mes tripes me disent de rester.  Rester, c’est rester cohérente quand d’autres pensent que c’est de la folie. Rester, c’est respecter mon engagement envers moi-même avant tout. Rester, c’est respecter mon besoin de recul, de dépaysement, mon intuition. C’est ici que je dois être. Les places de rapatriement sont très chères et je ne suis clairement pas de ceux qui sentent l’urgence de rentrer chez moi. Allez-y, je vous rejoins dans quelques semaines, quelques mois peut-être. A tous ceux qui m’aiment et qui s’inquiètent, je suis au bout du fil, devant l’écran, je suis saine et sauve. Dans le monde du « sauve qui peut », j’ai choisi celui du « qui peut, sauve ». J’ai très peur mais encore plus de rentrer. J’ai peur de contaminer, j’ai peur de déprimer,  j’ai surtout peur de ne rien faire. Je veux travailler, découvrir Rabat, j’y crois encore un peu, je ne sais pas vraiment pourquoi. Puisse mon innocence, prise peut-être pour de l’inconscience, soulager, faire sourire et voyager ceux qui n’ont pas le choix de rester ou de partir.