Dimanche 3 novembre 2013, 10h. Ma grasse matinée grise mes joues d’enfant gâtée par la vie. Je savoure mon café tout en trempant un bout de pain dans une assiette d’huile d’olive dans lequel baigne une portion de Vache qui rit. Petit déj, on ne peut plus local. A mes oreilles chantent le bruit des sabots des chevaux passant sur la route goudronnée au pied de mon habitation. Dans le Nord du Maroc, les chevaux sont encore souvent utilisés pour le transport de marchandises. Fruits, légumes, ciment, pneus de voitures, l’animal fait avancer le double, le triple voire le quadruple de son poids. L’expression avoir du pain sur la planche prend ici tout son sens. C’est un spectacle dont je ne me lasse jamais. Après avoir passé quelques coups de fil pour mes entretiens de la semaine, j’envoie des mails et prépare mes questions. Demain, je change de décor, d’ambiance et de destination.
14h repas chez Hana, ma grand-mère, j’opte pour la tenue très décontractée et conceptuelle djelaba/baskets. Je prévois ensuite de marcher longtemps et je le concède, je n’ai aucune envie de m’habiller. D’aucun l’ignore, la djelaba est une sorte de manteau en forme de longue robe. Un joli vêtement porté par les jeunes et les moins jeunes cachant généralement un pyjama très confortable ou une tenue moins décente qu’on couvre par pudeur ou juste pour le style. Aujourd’hui, pas de sac, pas d’appareil photo, juste mes yeux et un bic dans la poche de mon nouveau manteau.
Balade au souk Oulad Mimoun
Au programme: me balader dans la ville et faire le plein d’énergie pour la journée du lendemain qui s’annonce longue. Je gambade alors jusqu’au souk Oulad Mimoun. Les passants s’introduisent dans une ruelle très étroite abritant en son sein un nombre impressionnant de marchands de produits en tous genres: tissus, pyjamas, maquillage, sacs, foulards, livres, encens, jouets ou encore du pain. Les vendeurs rivalisent d’imagination pour écouler leurs produits. Ils s’époumonent en scandant leurs slogans dans le but d’attirer un maximum de clientes. Drôles, vifs, énergiques, ils n’ont rien à envier aux sales manager sortis des grandes écoles.
Pyjama, 60 doros, 60 doros, 60 doros, fais-toi plaisir! Approche-toi! N’hésite pas! Un pour ta mère, n’oublie pas ta belle-mère! N’aie pas de regrets! 60 doros, 60 doros, 60 doros c’est cadeau, c’est walou! (rien). Fin mot de l’histoire, je cède et achète un ensemble pantalon/pull matière polaire qui tiendrait chaud à un inuit.
Le doro est une monnaie fictive, une façon de compter inventée par les Rifains . C’est très simple un dirham équivaut à deux doros. Donc 60 doros est égal à 30 dirhams, ce qui correspond à 3 euros. Grâce au système monétaire européen, le calcul est également très facile, suffit d’enlever un zéro. Lorsqu’on est au Nord, il faut diviser par deux et ensuite enlever le chiffre nul. Vous me suivez? Fermons cette parenthèse. Nous continuons notre promenade et profitons de l’ambiance un peu chaotique de la venelle marchande. Au bout du passage se trouve un hangar avec deux entrées donnant sur des centaines de petits étalages. Ce labyrinthe sinueux et exigu regorge de toutes sortes de marchandises : épices, olives, produits de beauté, décorations d’intérieur, couvertures, vêtements, tissus et j’en passe.
Ma cousine Fatima nous rejoint à la sortie du marché, on se dirige alors vers l’hôpital public. On marche en bande désorganisée jusqu’à notre destination. La fille de ma tante, qui a presque l’âge de ma mère, a très vite envie de prendre de l’air. Elle me propose de vadrouiller dans le quartier et de me montrer l’ancienne habitation de mes parents, à une centaine de mètres de là. A l’époque, nous étions voisines. Trop jeune pour m’en souvenir, je découvre l’endroit. Nous sommes dans le vieux Nador. Les maisons y sont plus anciennes et les rues bondées de monde. Je regrette mon appareil photos. Elle croise une ancienne voisine avec qui nous allons discuter un long moment. 45 minutes de – comment va la famille plus tard-, parce que ma foi, il y a beaucoup de monde à mentionner, on passe à l’actu voisins, du moins ceux qui sont toujours là. C’est alors qu’apparaît au loin la silhouette d’une vieille dame portant un immense ballot sur son dos, elle marche très vite, puis disparaît. Mais… mais… c’est une femme mulet!
Elle a 70 ans et elle travaille toujours (…) Je crois qu’elle mourrait si elle s’arrêtait.
Ces femmes travaillent aux frontières entre le Maroc et l’Espagne, dans ce cas-ci entre Melilla, petite enclave espagnole dans le Nord-Est du continent africain et Nador, une des plus grandes villes de la région du Rif. Les marchandises venues par bateaux passent la frontière par le biais de ces femmes pour ensuite être distribuées dans tout le royaume chérifien. Elles sont appelés femmes-mulets car elles peuvent transporter jusqu’à 90 kilos sur leur dos. Pour ce travail extrêmement laborieux, elles sont payées quelques euros par transfert.
— Elle est encore en vie?! s’étonne Fatima
— Oui, elle a 70 ans et elle travaille toujours.
— Pardon?
— Oui et ce qui est fou, c’est qu’elle n’a besoin de rien. Elle a une maison et des économies.
— Elle a toujours aimé travailler
— Elle travaille depuis combien d’années? Comment fait-elle ?
— Je dirais depuis qu’elle a une vingtaine d’années. Elle ne supporte pas le fait de ne rien faire. Je crois qu’elle a trop l’habitude, elle mourrait si elle s’arrêtait.
Cela m’a coupé le sifflet. Nous reprenons la route pour rejoindre nos mères, tantes, cousines. On plaisante tout en marchant vers la maison. Il est 17h, c’est l’heure du café. On s’arrête prendre des churros préparés à la chaîne. Ambiance dominicale: rires, embrassades, sourires entourée des miens. Tout va bien.
Lorsque j’allume le wifi de mon téléphone en rentrant chez moi, j’apprends qu’à Bruxelles, plus d’une centaine de personnes en situation irrégulière sont menacées d’expulsion du squat de l’église Gésu. Quelques uns de mes amis se sont mobilisés afin d’apporter un peu de chaleur aux familles. Nous en discutons ensemble sur la toile, ils sont secoués par la situation. Et là, en l’espace de quelques minutes, tout bascule de nouveau. Comme si sans cesse ma journée était passée du calme à la tempête…