4 novembre 2013, le réveil ravage mes oreilles, je me sens rouillée. Sur les coups de deux heures du matin, j’essaye de m’endormir. Les chiens errants du quartier n’ont cessé d’aboyer. À ce concerto canin se rajouteront les braiments d’un âne. Pourtant, nous ne sommes ni au printemps, ni à la campagne. Nador est ville urbaine teintée d’une ruralité qui peut, de temps à autre, vous empêcher de fermer l’œil. Bien trop citadine, je le sens dans tous mes membres. Raide comme un piquet, je fixe le plafond jusqu’à ce que son étendue blanche devienne insurmontable pour mes globes oculaires dilatés par la fatigue et les interrogations.

Il est 11h, lorsque ma main lourde coupe le son de cette machine satanique qu’on appelle réveil-matin . Un dernier coup de fil au journaliste Jesús Blasco de Avellaneda: le rendez-vous est pris, Plaza de las Culturas à Melilla,16h. Il  faut tenir en compte le fait qu’il y ait une heure de décalage horaire. En effet, lorsqu’il est 16h dans l’enclave espagnole, il est 15h au Maroc. Melilla vit au rythme de la péninsule ibérique. Et ce, jusqu’au fuseau horaire même si géographiquement le préside est situé en Afrique du Nord. Étrangeté dont il faut s’accommoder.  Je prévois de me mettre en route à 14h marocaines. Il faut compter une demie heure de trajet et envisager une éventuelle file à la frontière.

 Frontière terrestre

Pas de temps à perdre: dictaphone chargé, carnet,  bic, papiers d’identité, bouteille d’eau sous la main. Je suis fin prête. J’arrête un petit taxi pour arriver au point de départ des grands taxis. Ces véhicules, de couleur blanche, permettent de relier les villes et les villages marocains. Ils sont utilisés pour les déplacements dits extra-muros alors que les petits taxis sont destinés aux courses dans l’enceinte de la ville. Les grands taxis, vieilles Mercedes 240d, transportent six passagers sans le chauffeur… Deux personnes se partagent le siège à l’avant et quatre personnes prennent place à l’arrière. On est un peu à l’étroit mais le voyage est court.

Quatorze kilomètres séparent Nador de Melilla. Mais le taximan, soyons clairs, finit sa course à Beni Ansar. Il ne «quitte» pas le pays, s’arrêtant juste en face de la zone frontalière. Il reste ensuite quelques mètres à parcourir pour rejoindre l’enclave. Un lundi fin d’après-midi, c’est plutôt calme. Un accord entre l’Espagne et le Maroc, datant du protectorat espagnol, permet aux habitants de la Province de Nador, limitrophe à Melilla de traverser la frontière sans cacheter leur passeport facilitant ainsi l’export des marchandises espagnoles vers le Maroc. Les Nadoriens doivent présenter leur carte d’identité au douanier marocain et leur passeport à l’espagnol. Pour les Européens, c’est le contraire. Je me rapproche du poste frontière en espérant ne pas devoir cacheter mon passeport. Les ressortissants de l’Union Européenne doivent signaler qu’ils ont quitté le territoire marocain. Beaucoup de touristes se rendent à Melilla le temps d’une journée. C’est mon cas. Un cachet de sortie, en plus d’être inutile, représente une réelle perte de temps. Selon l’humeur du douanier, il est possible d’éviter cette contrainte. Ce dernier me lance une réplique que j’ai entendu maintes et maintes fois:

« Tbarti?» (as-tu cacheté?)

« La (non), mais je vais juste rendre visite à un ami», lui dis-je avec un large sourire. Le sourire , il faut l’utiliser sans modération. Preuve en est: il referme mon passeport et me laisse passer.

À la frontière espagnole se trouve deux entrées. La première est réservée aux ressortissants européens, la seconde est destinée aux Marocains. Pour les uns, il suffit de quelques secondes de patience et d’une pièce d’identité. Pour les autres, et bien c’est autre chose… Le couloir est exigu, les passants sont souvent entassés les uns derrière les autres. Voilà une triste vision, symbole affligeant d’un écart entre deux mondes, deux continents. Le niveau de vie dans l’enclave est de fait 13 fois plus élevé qu’à Nador.

 Melilla, la cosmopolite

Une fois à l’intérieur, après avoir passé les abords de la frontière, le sentiment d’être en Espagne est puissant, imposant. La ville entière en est imprégnée et ce depuis cinq siècles. En 500 ans, la ville n’a de cesse d’évoluer. Pour la petite histoire, Melilla fut conquise par Pedro de Estopiñan, un argentier de la maison du duc de Medina Sidonia en 1497. Ce dernier débarqua avec cinq mille fantassins et procéda à une rapide fortification du territoire. Melilla fut d’abord un bagne pour les prisonniers de la péninsule. À peine peuplée, la colonie pénitentiaire se meut ensuite en un déversoir de marchandises. Transformée en un port-franc au XIXᵉ siècle, elle attire différentes populations telles que la communauté hindoue jusque là établie à Gibraltar, les Juifs séfarades de Tétouan et surtout les Andalous de la péninsule. Au début du XXᵉ siècle, les Rifains -voisins directs de la ville- viennent se joindre à cette population. Aujourd’hui, cette ville de 12,3 km² compte plus de 80.000 habitants. Cosmopolite, Melilla abrite en son sein plusieurs communautés religieuses et ethniques. Toutefois, elles partagent toutes un point commun essentiel: la nationalité espagnole. Le Mélillien est patriote et d’ailleurs cet attachement à la mère patrie transparaît dans toute la ville.

 

J’arrive sur la Plaza de las Culturas où trône d’ailleurs un monument symbolisant l’union des quatre grandes communautés religieuses de Melilla: chrétienne, juive, musulmane et hindoue. J’aperçois Blasco avec un ami à la terrasse d’un café. Il me reconnait tout de suite. Je me dirige vers eux. Les présentations faites, Blasco me lance:

« Et bien. Y’a eu du changement depuis la dernière fois. Félicitations! Qu’est-ce que ça fait de ne plus être étudiante et d’exercer ton métier? T’aurais pas un peu maigri? C’est dur la vie de journaliste non? »

Habituée à l’humour espagnol que j’apprécie particulièrement, je lui réponds:

« Cela fait beaucoup de bien. Et toi, t’aurais pas un peu grossi? Tout se passe bien, j’imagine. Aujourd’hui, c’est moi qui pose les questions. »

« Commençons  par un café» rétorque Blasco en appelant le serveur.

La première fois que je rencontre le journaliste, c’est en février 2012, lors de la réalisation de mon mémoire de fin d’études. Anciennement, rédacteur en chef du quotidien Telegrama de Melilla, M. de Avellaneda est aujourd’hui journaliste indépendant. Spécialisé dans les questions migratoires, il est notamment correspondant pour les journaux en ligne eldiario.es  et periodismohumano.com. Il collabore également pour la BBC et le Guardian sur le thème de l’immigration et de la politique hispano-marocaine. Melilla étant une des seules portes européennes situées en Afrique, le journaliste ne manque pas de travail. Cependant, dénoncer la situation migratoire comporte des risques…

Nous faisons le tour de nos actualités en dégustant nos cafés. Une fois, nos boissons terminées, Blasco me fait comprendre que notre entretien doit avoir lieu ailleurs. Nous nous déplaçons sur un des bancs de la place.

«On sera plus tranquille pour parler. Il y a beaucoup trop d’oreilles qui traînent dans les cafés par ici », me lance le journaliste.  Il n’a pas tord, deux tables plus loin, un homme lève les yeux de son journal et nous regarde partir. Bizarre…

                               Une fois, la nuit tombée, ils se rendent au port pour essayer de s’introduire dans les bateaux allant vers l’Espagne.

Le sujet de notre échange restera secret pour le moment… Je n’ai pas encore trouvé toutes les réponses à mes innombrables questions. La nuit tombe et le temps se rafraîchit. Alors que nous discutons, un enfant s’approche de nous. Les yeux cernés, légèrement dilatés, son regard n’est plus celui d’un enfant.

« Je suis occupé pour le moment. Ce soir, je reviendrai sur la place», dit Blasco au jeune adolescent

« Quel âge a-t-il?»

« Il doit avoir 11 ou 12 ans.»

« C’est un MENA?» (mineurs d’âge non accompagnés)

« Oui, c’est vraiment triste. Ces enfants tournent en rond toute la journée. Une fois, la nuit tombée, ils se rendent au port pour essayer de s’introduire dans les bateaux allant vers l’Espagne. José t’en dira plus.»

Au bout de 30 minutes d’interview, j’éteins le dictaphone. José Palazon, ami de Blasco et grand défenseur des droits humains à Melilla arrive. Il signale son arrivée en nous prenant en photo. Il a toujours un appareil photo sur lui. Ce jour-là, il fige cet instant avec un argentique.

Il est tard, il est temps pour moi de rejoindre la frontière.  Je prends congé de mes intervenants. Je suis au début d’un long cheminement mais je reviendrai avec encore plus de questions… Ce bout de terre qu’est Melilla me fascine toujours autant. Ses misères, son histoire, ses mystères me tiendront éveiller encore longtemps…