5 novembre 2013: une journée floue enfouie dans mon subconscient, mes fouilles ont pris un temps fou. Mais qu’ai-je fait de cette journée? Pourquoi n’ai-je rien écrit? Je cherche encore et encore… Soudain, je me souviens, contemplation de la ville sur le toit. La beauté du ciel bleu et une légère brise accompagne l’écoute de mon entretien réalisé la veille. Je note quelques mots-clés tout en faisant craquer une myriade de pistaches sous mes doigts. À la veille des commémorations de la Marche Verte, beaucoup de boutiques ont gardé les rideaux baissés. Les écoliers sont en vacances pendant une semaine. Le centre culturel est fermé. La ville tourne au ralenti.

Petite analyse du dictaphone: à cette date-là, c’est la voix de ma grand-mère qui a été enregistrée. C’est avec cette grande dame, l’auteure de mon auteure que j’ai passé la journée. Ses yeux, deux billes noires malicieuses cachent un regard d’une force déroutante. Sa beauté transperce les âmes. Tout ce qu’elle dit est beau, juste ou drôle. Parfois, les trois à la fois. Un être dont la mémoire est une bibliothèque qui du passé se livre aisément.

  Notre maison était toujours remplie. On avait deux réserves de blé.

— Grand-mère, te souviens-tu du départ de tes enfants en Europe?

 — Évidemment que je m’en souviens. C’est d’ailleurs là que presque tous leurs enfants sont nés.

— Grand-père a facilement accepté leurs départs?

— Oui, bien sûr. Tu sais, ils sont partis pour travailler et puis ils reviennent nous voir. Eux et mes petits enfants aussi. Ils sont partis pour améliorer leur vie et la nôtre aussi. Le plus important, c’est de ne pas oublier.

— Pourquoi grand-père n’est pas parti?

— Mon mari était un agriculteur, tout se passait bien pour lui. Que veux-tu qu’il fasse en Europe? Il avait ses terres à cultiver.  Notre maison était toujours remplie. On avait deux réserves de blé.

— On vit bien avec deux réserves de blé grand-mère?

 D’ailleurs, c’est les femmes qui faisaient tous!

 Bien sûr qu’on vit bien! On utilisait ces réserves de blé quand et comme on voulait. D’ailleurs, c’est les femmes qui faisaient tous! Les hommes ramenaient seulement à la maison.

— C’est à dire ? Elles faisaient quoi les femmes?

 Elles moulaient le blé, elles faisaient du pain avec, le cuisinaient, nourrissaient et entretenaient toute leur famille.

— Et les hommes?

— Ils s’occupaient des terres. Ils fauchaient le blé. Cela dépend, d’autres cultivaient des légumes, des oliviers, de la menthe. Ensuite, ils vendaient leur récolte au marché.

C’était une vie simple où l’on se contentait de peu…Dans les années quatre-vingts, une sorte d’exode rural a eu lieu dans les campagnes du Rif. Beaucoup de familles se sont installées en ville. Elles jouissaient ainsi de plus de confort. Cela facilitait également les transferts d’argent effectués par leurs proches installés à l’étranger.

« Dans les villes, on a découvert les robinets, me lance ma grand-mère.

Une jolie manière d’évoquer l’accès à l’eau courante. Cela représente encore aujourd’hui une problématique dans certaines chaumières campagnardes. L’approvisionnement se fait encore par le biais de puits ou de camion-citerne. Cela permet de remplir des réservoirs d’eau à l’intérieur des maisons.

— Ce que dit ta grand mère est intéressant?

Toujours.

— C’est normal, c’est ma mère, plaisante mon oncle,  immigré en Allemagne en 1972.»

 Béni soit le téléphone! Hamdoulilah! ( Béni soit Dieu).

— J’ai aussi des questions à te poser mon oncle. Je me souviens que lorsqu’on était petits, papa et maman avait un magnétophone et qu’ils enregistraient des cassettes pour les envoyer au Maroc. Ils passaient le bonjour à tout le monde, donnaient des nouvelles. D’où est venu cette idée?»

— Lorsque nos familles vivaient dans les villages, on a commencé par envoyer des lettres écrites en arabe.  A cette époque-là, il n’y avait ni électricité, ni téléphone. On demandait à quelqu’un d’instruit de l’écrire. On l’envoyait ensuite au maire du village qui la transmettait et la lisait à un de nos proches. Nous aussi, on recevait des lettres. Puis, quelques années plus tard, on a trouvé ce moyen de communiquer. Il leur suffisait d’aller récupérer un paquet à la poste. Cela nous permettait d’entendre leurs voix et de ne pas passer par un intermédiaire. 

— À quelle fréquence, vous envoyiez des cassettes ?

— Tous les mois, voire tous les deux mois.

— C’est tout?

— Oui, ce n’était pas facile. Il fallait attendre que la cassette revienne avec des nouvelles des proches là-bas. On réécoutait les cassettes tellement souvent que cela usait les bandes. Quand elles n’étaient pas trop abîmées, on réenregistrait dessus.

— Si quelqu’un mourrait, naissait ou était en mauvaise santé, comment faisiez-vous pour les avertir?

— Et bien, soit on attendait que l’un d’entre nous (du village) rentre au pays, soit il fallait attendre qu’ils reçoivent une cassette. C’était comme ça. 

Un silence envahit la pièce…

— Et puis, il y a eu le téléphone…

— Tu ne peux pas t’imaginer comment cela a changé nos vies. Béni soit le téléphone! Hamdoulilah! ( Béni soit Dieu).

 Des lettres à la 4G

Il a fallu attendre 1984 afin de voir naître l’Office nationale des postes et des télécommunications dans le Royaume chérifien. Selon les informations du magazine marocain Zamane, la toute nouvelle société ne comptait à ses débuts que 320.000 abonnés à la téléphonie fixe. Dans les années nonante, le pays connait un retard important en la matière. Afin de faire face aux investissements colossaux qu’entraînent les moyens de télécommunication, l’État fait appel à des investisseurs privés. En 1997,  la loi 24-96  libéralise le marché des télécoms. C’est là que les familles ont abandonné les cassettes pour le téléphone. Aujourd’hui, le pays est hyper connecté. La téléphonie mobile connait un grand succès. La 4G a même fait son entrée dans le pays en 2012. En trente ans, tout a changé.

Aujourd’hui, il est facile d’avoir des nouvelles des siens où qu’ils soient dans le monde. En termes de communication, les familles de migrants et leurs proches sont passés du trou noir à la surface numérique. Cependant, rien ne vaut une réelle rencontre. Car il faut être ensemble aussi bien pour se remémorer que pour se créer des souvenirs.